26 mai 2002
POUR
ELEVER LE DEBAT POLITIQUE
Par
Ray Killick
L'élégance d'esprit est une faculté
qui nous permet de transcender la vulgarité et
de tenir nos discours à la croisée des
chemins de la cordialité, de l'impartialité,
et de l'objectivité.
Si j'ai décidé aujourd'hui d'écrire
en français et de mettre de côté
temporairement la langue d'Hemingway, ma langue favorite,
c'est pour parler d'élégance et la chercher
chez deux ténors littéraires et hommes
politiques haïtiens d'envergure. C'est aussi et
surtout pour soutenir l'élégance, le respect,
et l'esprit d'analyse dans le débat politique
haïtien.
Militer avec sa plume en faveur du changement impératif
et des valeurs démocratiques ne marche pas de
pair avec l'irrationalisme démentiel qui caractérisent
certains - et j'insiste certains -- articles de journaux
et pamphlets électroniques d'un certain secteur
qui s'abrite et se dissimule habilement dans le camp
de l'opposition démocratique. Quand j'écris
pour le public, je me dois d'étayer mes assertions
et de maîtriser mon sujet et mes penchants impulsifs
pour l'imaginaire vain. Par exemple, on peut être
la victime d'un ostracisme quelconque sans pour autant
indisposer son audience avec des lamentations sans fondements
ou des chimères de vielle mégère.
VOTRE JUGEMENT VOUS JUGE
Il est impératif pour nous de continuer d'élever
le débat politique tant par la forme que par
le fond de l'expression. Comme nous enseigne le philosophe
: « Votre jugement vous juge. » L'une des premières
réactions de tout lecteur, c'est de juger l'auteur.
Prenez garde ! Le style militant qu'on emprunte pour
faire face à un ennemi politique ou contrecarrer
un mouvement anachronique et anarchique dans l'espace
politique ou proposer une vision nouvelle du monde,
ne peut pas choir dans le prosaïsme plat et obscène.
On se doit de maintenir les échanges d'idées
à un niveau suffisamment élevé
par respect et par décence pour son audience
quelle qu'elle soit.
ROUMAIN ET LESPES ELEVENT LE DEBAT POLITIQUE
Référons-nous à l'histoire pour
découvrir ce que certains grands esprits pensaient
de la militance politique.
Jacques Roumain et Anthony Lespès furent des
hommes de lettres et des communistes farouches. Leur
communisme est mort - bien entendu, les nostalgiques
des temps anciens me débâteront là-dessus,
mais qu'importe, je comprends que la vérité
blesse. Leurs œuvres auront certainement une portée
politique éducative limitée. Cependant,
leur approche résistera l'usure du temps. Lisons
plutôt Roumain :
« Si au contact de classe du poème, nous pouvons
allier la beauté de la forme, nous créerons
une grande poésie humaine et révolutionnaire
digne des valeurs de l'esprit que nous avons la volonté
de défendre. »
Roumain a tenté et réussi à travers
son oeuvre à embellir et polir le message communiste
des « lendemains qui chantent. » Sa pensée est
toujours alerte, élégante, et simple.
La beauté de la forme et l'essence Marxiste du
contenu se côtoient perpétuellement pour
atteindre le but recherché par l'auteur et l'homme
politique. Chez Roumain, l'amant du beau et l'idéologue
s'épousent à dessein d'élever le
débat dans l'arène.
LESPES ATTAQUE AVEC ELEGANCE
Mais, allons plus loin chercher ce que Raymond Philoctète
- un autre Haïtien à la belle plume - appelle
« la plénitude de l'art ».
Anthony Lespès, peut-être le plus grand
écrivain haïtien de langue française,
et pour moi l'un des meilleurs écrivains de la
langue, adoptera la formule de Roumain et le dépassera.
Son art fait jaillir du tronc végétal
la sève qui nourrit la poésie profonde
pour un contrechamp du renouveau.
Lespès évite le poème procès
verbal. Il est génial dans son choix de langage.
Il attaque certes, mais avec une élégance
soutenue et désarmante. L'ingénieur-agronome
exprime son dégoût de la politique agraire
des années '40 dans ces vers du Chant Inaugural
de « Contrechamp, Les poèmes de l'illégalité,
1953 » :
« Je comprends que ce n'était pas vraiment la
peine
d'avoir le cœur ancré au milieu de ces collines,
car le sol pour mes frères ce n'est que rhétorique,
Ce n'est pas du limon, ce n'est pas de la chair ;
n'ont pas dormi dessus, n'ont pas ragé dessus,
Surpris par les étoiles, ils ne peuvent donc
l'aimer. »
Il traduit l'infantilisme de certains politiciens de
'46 à travers ces vers d'une beauté simple
:
« J'ai regardé venir les pierres de leurs mensonges,
Les unes je les ai évitées; les autres,
elles m'ont frappé.
Pierres pour rien, pierres comme çà,
pour détruire. »
Et son contrechamp « entame son point d'orgue » quand
il nous rend l'amère vérité sur
notre âge de peuple -- et combien intemporelle
et d'actualité :
« Ils sont encore à l'âge où les
enfants saccagent,
Ils rient, s'amusent, médisent du grain qui
germe,
Rien de grand, rien de pur, pas un morceau d'humain
Dans ces regards sans âmes ; rien que le ricanement
De la petite jouissance au fond du sot orgueil ;
Ils mentent, ils mangent, ils rient, et puis c'est
tout. »
Même au fort des ses polémiques et plus
spécialement la plus notoire avec le père
Froisset, il maintient le débat à un niveau
intellectuel très élevé. En dépit
de sa dent dure, sa prose n'indispose jamais. On peut
ne pas être d'accord avec lui, mais on se doit
de respecter sa plume.
Raymond Philoctète caractérise ainsi
l'œuvre de Lespès : « Sa poésie est un
cri, cri de l'homme opprimé, mais loin de choir
dans le prosaïsme ou dans les espaces étriqués
du poème procès verbal, elle se vêt
de lumière, de beauté : elle est plutôt
un chant, chant de fraternité et d'espoir, où
symboles, clairons de diane, sensibilité à
fleur de peau se cotisent pour accomplir la plénitude
de l'art. De là, le charme infini conféré
à son oeuvre dont on ne sait quoi au juste, quelque
chose de subtil comme un arôme séché
ou d'onctueux comme un songe végétal,
enjolive le contenu et le message. »
(Mon grand regret est que Roumain et Lespès
n'aient pas été des hommes du centre --
du spectre des tendances politiques -- où l'on
a tendance à voir plus clair et de façon
beaucoup plus modérée et pragmatique.
La gauche française a gouverné au centre
par réalisme et contrairement à son inclinaison
idéologique. L'ex-président americain,
Bill Clinton s'est positionné au centre pour
gagner les élections et gouverner. Le président
américain George Bush ne peut pas aller trop
à droite sans perdre sa côte de popularité
remarquable. La nature a horreur des extrêmes.)
LE GRAND DEBAT
Le débat politique haïtien doit briser
ses amarres avec l'irrationnel. Une partie de l'opposition
se met d'arrache-pied à élever le débat.
Et c'est encourageant. Cette opposition-là prouve
qu'il est possible d'être à la fois, opposant
et élégant. Ceux qui ont une plume solide
doivent continuer à élever le débat
pour un contrechamp crédible quel que soit leur
credo idéologique.
La vraie démocratie tolère tous les courants,
même ceux des opportunistes de passage qui usurpent
le couvert d'opposants et de démocrates pour
arriver à des fins égoïstes. Cependant
ces courants politiques éphémères
s'asphyxient à mesure que le débat s'élève
et se différencie par sa teneur et par sa forme.
Il faut à tout prix éviter l'émergence
en première classe des faux prophètes
et des hâbleurs. Comme on dit : « Le style c'est
l'homme. » Le contenu du discours politique de l'homme
nous révèle l'homme dans une large mesure.
Il y a toujours l'élément de surprise
évidemment après l'arrivée au pouvoir
dans un pays où la seule institution est le président
de la république, et le gouvernement, la seule
industrie qui paie.
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