18
mars 2001
Le
Patriarche et Le Benjamin
Par
Jean-Claude Bajeux,
dir
Centre OEcuménique des Droits de l'Homme
Les jours que nous vivons où l'espoir que nous
portions semble être en asymptote de zéro,
obligent à penser. Vers quel désastre va
notre combat ? Vers quelle querelle d'héritiers
d'où chacun emporte quelque lambeau du patrimoine?...Et
nous poursuivent ces visages qui nous ont mis en deuil
permanent. Comme murmure Patrick Lemoine dans l'épilogue
de la version anglaise de son livre : "Seraient-ils morts
pour rien du tout?"
Ces jeunes dont nous ne connaîtrons jamais les
noms, fusillés au coin de la grand-rue en juillet
1987, Yves Volel que je sortis de la morgue avec cette
balle au milieu du crane, Serge Villard, couché
à même le sol dans la salle d'urgence de
l'hôpital du Canapé-Vert, Louis-Eugène
Athis, mordu par l'ambition politique pendant ses 23
ans d'exil à Santo-Domingo, lynché par
un chef de section de Léogane, Lafontant Joseph
trouvé mort au volant de sa voiture rouge, et
tant d'autres, anonymes ou non, jusqu'à l'indestructible
et flamboyant Jean Dominique. Tous, des combattants
qui dans leur refus du macoutisme portaient l'idée
d'une patrie où l'homme serait respecté
Ce combat fut long Pourtant, nous nous rendons maintenant
compte qu'il n'est pas terminé, même si
les héros nous semblent fatigués, même
s'ils sont empêtrés dans leurs limites
Cependant, on aurait tort de se livrer à une
évaluation critique des personnages en ligne,
on serait imprudents de se lancer dans la critique de
leurs erreurs. Oui, ils n'ont pas d'allure, tout crottés,
couverts de la poussière ou de la boue du chemin,
chacun avec son lot d'erreurs, ses limites, ses impuissances
et ses appétits, marqués par une vie de
combats, de cris, et de conciliabules, de pale anpil
et parfois de mesquineries absurdes. C'est vrai. Oui,
mais, à Vertières, l'armée des
"va-nus pieds" n'avait pas non plus une gueule tellement
sortable, sans uniformes et sans souliers, avec leurs
armes dépareillées ou improvisées.
Mais cette armée là, à ce moment
là, en cette occurrence historique, c'était
l'armée qui avait surmonté les tiraillements,
clivages, divisions pour créer le visage d'une
nation nouvelle cimentée dans l'affirmation de
l'égalité de tous, d'où qu'ils
viennent
Ainsi, dans l'histoire, il est des moments où
la cause dépasse les individualités, où
la voix du pays passe, on en sait comment, dans leurs
discours et leurs revendications. C'est un murmure qui
vient de loin et qu'il faut soigneusement écouter
avant qu'il ne soit trop tard. Il faut alors cesser
de scruter la vague qui vient à nous et entendre
la vague qui vient derrière, qui transcende la
pauvreté de leurs initiatives et la misère
de leurs armes. Derrière eux, dans la foulée
de leurs revendications et protestations, d'autres vagues
viennent, du plus profond de la nation en détresse,
d'autres voix se mettent ensemble, pour réclamer
la simple et exigeante justice, pour réclamer
le respect, pour demander la vérité, pour
faire les comptes, pour rappeler les promesses faites
et la confiance donnée sans poser de questions,
pour évaluer finalement l'ampleur des trahisons,
pour découvrir le pourquoi de tant de mensonges
Car un mandat fut donné. Et ce sont les responsables
de ce mandat, maintenant expulsés du cercle des
décisions, qui demandent des comptes, qui s'interrogent,
dix ans après, sur un bilan
Au moment où les troupes démocratiques
se réalignaient, en octobre 1990, pour aller
finalement à ces fameuses "élections"
qui, depuis octobre 1987, s'imposaient comme la porte
de sortie obligée, ou mieux encore, comme le
point de départ sine qua non d'un nouveau contrat
social, et que s'agitait la menace trouble d'un Roger
Lafontant, une consigne fut lancée d'une "unité
largement large", consigne qui allait faire rebattre
les cartes d'une façon dramatique. Il faudra
bien conter un jour, dans le détail, l'histoire
de cette opération. En tout cas, à quelques
jours de la fin de la période d'inscription des
candidats, se réalisa la cooptation d'un candidat
et l'utilisation, pour qu'il puisse être inscrit,
de la plate-forme légale et programmatique patiemment
mise en place depuis six mois et qui avait pris nom
: FNCD
Cette cooptation qui définissait un profil pour
celui qu devait assumer le leadership du mouvement démocratique
et retrouver le chemin du développement, rencontra,
on le sait, l'attente unanime de tout un pays et devait
attirer, après la sanction éclatante du
vote du 16 décembre 1990, la curiosité,
l'émotion et l'appui de l'opinion internationale
Pourquoi donc, dix ans après, cette mobilisation
hétéroclite du mécontentement,
cette crise interminable qui, de nouveau, atteint les
institutions-clés, qui met le pays entre parenthèses
et qui nous ramène à la honteuse impuissance
de la misère, aux mensonges quotidiens de la
parole officielle, à cette paralysie des services
publics, aux abus qu'on croyait devenus impossibles
de l'antique macoutisme ? Des dizaines d'articles ont
paru dans la presse mondiale sur ce sujet. Le rapport
du Département d'Etat américain sur la
situation des droits de l'homme en l'année 2000
est accablant. Et, dans quelques semaines, va paraître
le rapport de Amnistie Internationale. Pourtant, à
l'accumulation des questions et des problèmes
répondent des discours embarrassés, sinon
arrogants, le secret des décisions d'état,
des commissions spéciales et des enquêtes
quasi clandestines, pour aboutir finalement à
l'impuissance et à l'éternelle fuite en
avant, selon une tradition de marronage institué
en système de gouvernement
Ce qu'il faut essayer de comprendre, derrière
tout cela, c'est la dérive qui, de la cassure
avec les mouvements démocratiques aboutira à
ce que nous voyons aujourd'hui, la cassure avec le peuple
tout entier, un peuple qui commence seulement à
comprendre la dimension de cette désertion. Que
reste-t-il du mandat si généreusement
octroyé en octobre 1990 ? Au départ, il
aurait fallu assumer le rôle pédagogique
d'intégrer les différents groupes du mouvement
démocratique dans la tâche de procréation
d'un état démocratique, dans l'énorme
mobilisation pour le développement Et pour comprendre
ce rôle, il fallait une certaine vision, une vision
de hauteur, une vision du futur, une vision de la nation
qui rende impossible la manipulation de la vérité
et les schèmes sordides de l'enrichissement personnel
Malheureusement, dès le départ, le mandataire
choisi par les mouvements démocratiques manifestait
une volonté obstinée non seulement à
se démarquer de ce parrainage et ce support,
mais à les ignorer et même les éliminer
C'est ainsi que, déjà, pour le deuxième
tour en janvier 1991, certains candidats à la
députation furent laissés sur la touche.
Le 7 février 1991, nul leader politique ne fut
invité à la prestation de serment, tandis
qu'une délégation au sommet de l'Internationale
Socialiste, où se trouvait Peña Gomez
ne pût être reçu par le nouveau président,
le 8 février, malgré une attente de quatre
heures de temps. Reçu le lendemain, l'ambassadeur
de l'Equateur, Horacio Sevilla, transmettait le message
de l'Internationale d'intégrer tout le secteur
dans le gouvernement. Peine perdue : le processus d'élimination
avait commencé et le président allait
même jusqu'à affirmer étrangement
: "Pèp la bay pati politik yo kanè
Cette situation allait aboutir à des attaques
physiques contre les députés par les ancêtres
des "chimères" pour empêcher un vote contre
le premier ministre Préval. C'était un
mois avant le coup d'état. Le processus d'élimination
allait continuer les années suivantes : campagne
de mensonges concernant la position de ces mouvements
par rapport au coup, mise à l'écart systématique,
et, finalement, l'élimination systématique
dans des élections frauduleuses et fabriquées,
sous les applaudissements de ceux qui ne voyaient dans
les partis que des"particules" indignes d'exister
Mais à vouloir bâtir soi-même, pour
soi-même, autour de soi-même un clan de
fidèles, transformés en escadron de complices,
on entrait dans une spirale d'isolement. Non pas simplement
avec les organisations qui jusqu'alors avaient mené
le combat et déblayé la route, mais, et
c'est ce qui est grave, par rapport aux valeurs impliquées
dans ce combat. Cette volte-face allait finalement établir
"la fanmi" dans une situation de manipulation et bientòt
d'opposition directe à la Constitution et, en
fin de compte, de conflit avec la communauté
internationale. Ce qui fait que, dix ans après,
le clan "La Fanmi", ayant accaparé par les moyens
que l'on sait la totalité des postes "élus"
du pays, se trouve impliqué dans un questionnement
de la légalité de ses positions, impliqué
aussi dans un réseau d'intérêts
privés, dans une politique antidémocratique,
dans des alliances douteuses avec les macoutes d'hier,
dans un discours qui n'a plus rien à voir avec
les termes du mandat de 1990, si bien qu'il lui est
devenu difficile de répondre à la question
essentielle : "Kisa wap defann?"
Telle est la situation aujourd'hui : un pouvoir en
pleine crise, impuissant à ranimer une économie
moribonde, après quatre élections ratées,
sous un questionnement de plus en plus audible concernant
l' enrichissement indu, la stérilité de
la justice, l'absence d'un programme échelonné
de travaux, alors que les sources d'investissement se
tarissent et tandis que les institutions deviennent
chaque jour plus bancales et suspectes d'illégitimité.
La question des élections, de la vérité
des scrutins, reflétant la vérité
du vote des citoyens, devient alors le point focal de
cette crise qu'on ne saurait résoudre seulement
par des appels mécaniques à instaurer
le "dialogue", alors que, d'autre part, on ne cesse
de pratiquer une politique du tout pour moi, tout en
récitant avec ferveur, et aussi mécaniquement,
des articles de Constitution transformés en mantras
bouddhistes. Alors, symboliquement, se dressent, face
à face, le patriarche, celui du vendredi noir
de la conférence à saint Jean Bosco, tête
de file du mouvement des droits de l'homme et, en 1987,
choisi comme candidat pour les élections et celui
qui fut un jeune "prophète", choisi au nom de
l'Evangile en octobre 1990, élu le 16 décembre
1990 par tout un peuple, et qui se trouve aujourd'hui
enfermé dans ses domaines, captif d'un pèlen
d'intérêts personnels contradictoires,
à la tête d'un pouvoir d'état délinquant
et déliquescent
Qui sera l'arbitre de cette confrontation, sinon le
peuple haïtien lui-même, lui qui est le seul
ayant-droit capable d'exiger le retour à la Constitution
du 29 mars 1987, le seul gardien authentique de l'héritage
de 1986, ce dessein d'une Haïti démocratique
pour quoi tant de morts ont payé, pour nous
Jean-Claude
Bajeux, Directeur Centre OEcuménique des droits
de l'homme, 18 mars 2001
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